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Pourquoi il ne faut pas (encore) détruire al-Qaida

La vieille al-Qaida n'est plus. Au moins 40% de ses dirigeants de 2001 ont été soit capturés soit tués. Et les nouveaux ne s'en sortent pas mieux: depuis 2008, 11 des 20 personnages les plus recherchés du réseau ont été mis hors service. Les dirigeants intermédiaires ont en outre quasi tous disparu, la plupart ont été tués dans des attaques de drones. Ce qu'il reste: probablement une coquille vide, représentée par des figures-clés isolées comme Oussama Ben Laden et Ayman al-Zawahiri, eux-mêmes entourés par un noyau de nouveaux venus, des jihadistes hyper-motivés. D'ici peu, l'Occident pourrait être en mesure de pointer son canon sur la tempe d'al-Qaida. Lui faudra-t-il presser la détente ?

L'instinct crie «oui», sans hésiter! Il serait pourtant plus raisonnable de répondre «pas tout de suite». Il serait sage de garder al-Qaida en vie, paradoxalement pour des raisons de sécurité. Qu'on le veuille ou non, maintenir al-Qaida (faible) est le meilleur moyen pour le monde de canaliser les fanatiques islamistes dans un seul réseau social — c'est là qu'ils sont le plus facilement repérables, traquables et maîtrisables. Réduire à néant cette organisation terroriste, c'est prendre le risque de fragmenter al-Qaida en des milliers de cellules, qui seraient bien plus difficiles à pister et impossibles à éradiquer. C'est le grand dilemme du contre-terrorisme, et la solution n'est pas très séduisante: al-Qaida doit survivre.

Pour comprendre ce dilemme, un peu en théorie des réseaux... Al-Qaida est un groupe aux liens souples, ses membres interagissent entre eux comme on le fait sur Twitter ou Facebook. Comme sur ces plateformes, les membres d'al-Qaida se contactent de façon irrégulière. Et comme dans les réseaux commerciaux, le groupe terroriste est construit autour d'échanges. Certes, certains acteurs du réseau sont plus puissants ou plus centraux que d'autres, mais si les recrues cherchent à rejoindre l'organisation, c'est pour de très simples raisons: une adhésion fervente au jihad, un besoin de ressources et de savoir-faire, et la chance d'agir sous le manteau de la plus célèbre des organisations terroristes.

Pour sa part, al-Qaida est plus que désireuse de répondre aux attentes de ses recrues en termes d'idéologie, de logistique et de renom. L'organisation fait face à un important turnover et doit constamment remplacer les membres perdus dans des opérations de l'Occident ou dans des missions suicide. Les dirigeants intermédiaires d'al-Qaida sont cruciaux pour répondre à ce manque de personnel. Ces membres-clé ont plus de contacts que les dirigeants isolés et les nouvelles recrues, et ils font le lien entre les deux catégories. En même temps, leur plus grande exposition fait qu'ils sont plus faciles à chasser.

C'est là le danger. Malheureusement, si cette couche intermédiaire disparaît, elle emportera avec elle tout espoir d'enrayer les attaques terroristes.

Il est tentant de schématiser la structure d'al-Qaida et de penser que si les figures-clé sont identifiées et neutralisées, le reste du réseau suivra. Mais si al-Qaida est détruite et que son encadrement intermédiaire est décimé, les fanatiques les plus fervents de la planète ne graviteront plus autour d'une base centralisée. Leur alternative? Mettre sur pied leurs propres réseaux sans nom et se rapprocher des autres rescapés d'al-Qaida. Ce n'est pas en supprimant al-Qaida que l'on se débarrassera de la menace terroriste. Ca ne ferait que rendre le monde du terrorisme plus chaotique.

Théorisation fantaisiste? Il y a pourtant un précédent. Souvenez-vous d'Aryan Nations, ce mouvement américain prônant la suprématie des blancs et considéré par le FBI comme une menace terroriste, au moins depuis 1999. En septembre 2000, Aryan Nations a perdu son quartier général de Hayden Lake, dans l'Idaho, suite à une décision de justice, mais ceci n'a pas vraiment nui à l'organisation. Au lieu de disparaître, elle s'est scindée en au moins trois entités. Dans une interview, August Kreis, le leader de l'organisation, a même reconnu les bienfaits de cette fragmentation. Désormais, a-t-il expliqué, ses collègues et lui sont «beaucoup plus difficiles à surveiller». Neuf ans plus tard, les cellules issues de la scission de Aryan Nations ont probablement proliféré — personne ne sait exactement combien elles sont maintenant. Sans leur siège, elles se retrouvent déconnectées.

Quand on démantèle un réseau, il faut souvent s'attendre davantage à voir revenir la menace plutôt qu'à accéder à la sécurité. On peut anéantir un ennemi aujourd'hui, mais on ne saura plus ensuite où les éléments rescapés, et les nouveaux, se trouvent.

Plutôt que de détruire al-Qaida, on pourrait la maintenir en vie, mais dans un état de faiblesse. L'Occident devrait alors se retenir d'attaquer les éléments-clé de l'organisation et choisir plutôt de les surveiller de près. Al-Qaida continuerait à attirer les militants islamistes dans son réseau — au moins, là, la lutte contre le terrorisme est possible.

Etant donné que les Etats-Unis et leurs alliés en apprennent, avec le temps, de plus en plus sur cette organisation, les recrues d'al-Qaida pourraient être surveillées lors de leurs entraînements et de leurs éventuelles interventions. Les nouveaux membres pourraient ainsi être neutralisés lorsqu'ils s'éloignent du réseau. Cette stratégie permettrait d'éviter la dispersion d'al-Qaida, tout en continuant à éliminer les menaces directes à la sécurité.

Pendant ce temps, les dirigeants intermédiaires d'al-Qaida doivent être maintenus en vie, comme des espèces en danger. Cela ne veut pas dire qu'ils doivent pouvoir continuer à travailler correctement. Les frappes de drones devraient se concentrer sur les leaders les plus intelligents et épargner leurs frères incompétents. Ils sont probablement plus prudents et plus difficiles à dénicher, mais de telles attaques sélectives feront d'al-Qaida une organisation gérée par des dirigeants incapables de mettre sur pied des opérations de grande ampleur.

La leçon la plus importante à tirer de la politique actuelle de contre-terrorisme est sans doute que la chasse aux grands chefs d'al-Qaida ne doit pas être une obsession. Selon toute vraisemblance, ils sont tellement isolés que les poursuivre est coûteux et n'apporte pas grand chose. Si le raisonnement tient, Ben Laden est en fait plus utile vivant que mort. Après tout, ses discours passionnés permettent à al-Qaida de continuer à séduire d'éventuelles recrues.

Bien sûr, al-Qaida ne doit pas être maintenue en vie éternellement. Le coup fatal pourrait lui être porté lorsque le fondamentalisme islamiste sera en perte de vitesse, ce qui pourrait arriver par exemple si un accord de paix israélo-palestinien était signé. Si le réservoir de recrues s'épuise, plus besoin du potentiel d'attraction d'al-Qaida.

Mais on est loin d'en être là. C'est pourquoi nous devrions pour l'instant profiter pleinement du fait que ce réseau ne fait pas que réunir les pires terroristes islamistes, il les piège aussi.

Gustavo de Las Casas